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Marie-Ange avait passé la nuit dans la même pièce à coté de
moi, à l endroit que je n ai pas touché depuis mon arrivée à
l hôtel, le couvre-lit bien tendu arbore l empreinte du corps de
Bizou couchée sur le flanc, imprimé dans l étoffe, les traces bien
dessinées de sa tête et sa barbe, de son cou, de son épaule, de sa
cuisse, de sa patte.
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La même empreinte m attend au Praz-de-Lys, notre village
à la montagne, en Haute-Savoie, dans notre petit appartement,
dans la chambre sud, sur un jeté de lit rouge cerise, de la même
couleur que le col de son manteau. Entre-temps, pendant ma
conduite au long de ces trois cents kilomètres, je sentais tout le
temps sa présence derrière mon dos, mais je résistais à de nom-
breuses tentations de me tourner vers elle, vers le petit nuage
argenté et mi-transparent qui planait gaîment juste au-dessus
des sièges arrière, visiblement content de m entendre murmurer
maintes fois :
« Nath te conduit à ta montagne ! »
Au passage par le bourg de Taninges, ce jeudi, jour du mar-
ché, j ai fait une grosse bêtise en achetant un cochon de lait en-
tier, vendu en cachette, un porcelet pesant à peine quatre kilos,
qui m a rappelé mon tendre mot pour rire, adressé parfois à Bi-
zou en présence de Marie-Ange qui n aimait pas ce genre de
blagues :
« Tiens-toi sur tes gardes, mon petit porcelet. Un beau
jour, je te jetterai dans le four et je te mangerai !& »
Quant au four notre micro-ondes étant trop petit pour
faire cuire un cochon de lait entier la boulangère du village
m a gentiment promis de mettre à ma disposition le sien et à
l Sil, « en échange de la tête ». J ai rougi comme une écrevisse,
avant de me rendre compte qu il ne s agit pas de la mienne,
mais celle du pauvre animal.
« La tête d un porcelet, c est mon péché mignon, m a dit la
dame au visage porcin en éclatant de rire.
À tout péché miséricorde, ai-je répondu.
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Vous serez obligé de le manger sans pain, m a-t-elle pré-
venu, toujours ricanant. La saison hivernale est bien terminée.
Revenez chercher votre ami à la fin de l après-midi. »
À l heure dite, au déclin du jour, faisant le bilan des évé-
nements invraisemblables et inexplicables, j ai commencé à
avoir des doutes sur mon équilibre mental. Une fois le canapé-
lit retapé soigneusement, l empreinte du chien couché a réappa-
ru à la même place, semblant être imprimée par un lourd corps
invisible. Bizarrement, bien qu elle n ait eu rien de vénérable,
elle m a fait penser au saint suaire de Turin, au linceul dans le-
quel fut enveloppé le corps du Christ. Le ciel s obscurcissait de
plus en plus, avant que la neige lourde ne se mette à tomber,
une vraie petite tempête de neige à la fin de mars. Un rideau
blanc à couper au couteau m a encerclé, isolé du monde réel et
entouré d une succession de faits insolites, conçus par une ima-
gination capricieuse sans frein ni bornes.
D abord, l histoire du cendrier de cuivre jaune, faisant par-
tie de quelques objets en laiton sur la table de la chambre sud et
servant de nid aux cinq dés d ivoire pour jouer au poker d as,
cinq cubes dont les faces portent six images, celles de l as, du
roi, de la reine, du valet et cætera. N ayant jamais touché à ces
dés décoratifs, j éprouve subitement l envie de jouer au jeteur de
sort, de les lancer sur la table pour savoir ce que le destin me
mijote. Dès le premier jet, j obtiens un superbe full, un brelan
de reines et une paire d as. Dans ma pensée secrète, je dédie ce
coup à Bizou : n a-t-elle pas été depuis toujours ma petite reine !
Je remets les dés dans le cendrier, prenant soin de garder la
même disposition de faces : trois reines et deux as. Une heure
plus tard, après avoir rangé mes bagages dans la chambre nord,
je retrouve dans le cendrier cinq reines tournées vers le haut !
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Le cochon de lait décapité, bien doré dans la boulangerie et
couché sur le flanc dans un plat à poisson, fait fondre les gros
flocons de neige sur le chemin de retour. Ma faim de loup dispa-
raît comme par un coup de baguette magique aussitôt que je
distingue dans la neige, devant l entrée du chalet, les traces des
pattes d un chien à côté des empreintes de mes bottes. Je re-
connais le dessin de mes semelles. Ces traces spectrales sortent
du chalet en se dirigeant vers la boulangerie du village.
À mon retour dans l appartement, je remplis la gamelle de
Bizou à ras bord. Tandis que je la remets à sa place, penché vers
le sol, j aperçois dans l eau le reflet flottant de sa tête, ses oreil-
les dressées, sa frange poivre et sel, sa truffe et sa longue barbe
gris argenté, celles de la digne descendante des schnauzers
moyens, champions d Europe. Fuyant cette image qui me dé-
chire le cSur, je sursaute de peur à mi-chemin de son urne au
son retentissant d une cloche, provenant du cendrier de laiton
avec les cubes fantasques qui m ont déjà poussé à me poser la
question idiote : « En créant le monde, Dieu a-t-il joué aux
dés ? »
Trop c est trop, me dis-je, en allumant sa bougie. Elle reste
sourde à tous mes appels, à toutes mes tentatives de rétablir
notre dialogue. Collé contre la grande porte vitrée qui donne sur
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